Que nous apprennent les pages spéciales des médias sur les présidentielles ?

Il est à la fois amusant et passionnant d'observer la recrudescence des pages spéciales consacrées aux élections présidentielles. Amusant d'abord, car elles trahissent une forme d'opportunisme de la part de son diffuseur : la page spéciale n'est bien souvent qu'un produit d'appel, pas toujours qualitatif, concaténant quelques informations accolées à une représentation graphique. Passionnant ensuite, car en triant un peu, on découvre quelques pépites d'ingéniosité découlant d'une véritable démarche d'innovation et constituant une valeur ajoutée indéniable pour l'analyse. J'avais déjà dressé l'inventaire d'une quinzaine d'entre elles, je vous propose pour cette fois de décrypter le bien fondé de ces infographies débarquant en force dans le PIF (Paysage Internet Français) à l'occasion des présidentielles 2012.

Une sémantique moderne pour désigner des outils innovants

Pour appâter le lecteur, il faut d'abord promettre de l'inédit. C'est le rôle de la sémantique traduisant du mieux possible les enjeux de la page. Il convient donc d'utiliser un vocabulaire moderne s'accordant avec les enjeux de ces lieux. Par exemple, la mode des "labs" vante une démarche expérimentale, mêlée à un souci d'innovation : le laboratoire est un lieu où on tente des expériences, on y fait des découvertes empiriques. C'est la terminologie utilisée par des géants du Web américain (Google, Mozilla) puis aujourd'hui empruntée par Europe 1, OpinionWay ou TNS SOFRES. Méfiance tout de même, la mauvaise presse des labs d'Hadopi tend à désacraliser le mot.

On notera également les "observatoires" qui traduisent une volonté de ne rien manquer, une vision d'ensemble, une promesse d'exhaustivité mais aussi d'impartialité : par exemple, Data Duplica observe, mesure, mais ne commente pas. Le "scan" réfère à la notion de décryptage : l'application du Figaro scanne, trie des données en grande quantité et synthétise pour restituer l'information d'une façon plus intelligible et synthétique. Il y a encore le suffixe "scope" qui se réfère au microscope ou au télescope : on cherche à zoomer l'actualité, à porter l'attention sur un aspect confiné de l'information.

Même les noms d'agence Web, bien mis en avant, contribuent à ce sentiment de terrain innovant (avec Visibrain, on observe et on réfléchit, avec TrendyBuzz, on suit les tendances, avec Vigiglobe, on mène une veille globale).

Visibrain Trendybuzz Vigiglobe

Une veille des réseaux sociaux comme garant de l'innovation

Une fois appâté, il faut retenir le lecteur, et pour cela, il s'agit de miser à la fois sur l'esthétique et le synthétique, tout en convaincant que la promesse initiale est tenue.

L'esthétique est certes une affaire de goût, mais reste fortement corrélés à l'aspect pratique de la page. Tout l'enjeu est de parvenir à traduire du "bruit" en tendances intelligibles. Par exemple le Véritomètre d'OWNI et le Comparacteur s'efforcent de convertir des programmes politiques en idées simples, concrètes et compréhensibles. Il en va de même pour les infographies ou les comparateurs de sondage. Toute leur force repose sur leur interactivité et leur système d'informations à tiroir : si je clique ici, que vais-je apprendre de plus ?

Par ailleurs, les élections présidentielles de 2012 sont les premières élections présidentielles françaises sous l'ère des réseaux sociaux : dans nos contrées, Facebook n'était adopté en masse qu'à partir de 2008 et Twitter ne comptait que quelques dizaines de milliers d'utilisateurs en 2007. Avec les réseaux sociaux, il a également fallu célébrer l'avènement du "temps réel", engendrant dans son sillage les chaînes d'informations continues : ce n'est donc pas un hasard si LCI adopte le Twittoscope de TNS SOFRES, ou si ce dernier propose le "Pulse" sur son lab, un outil reflétant l'activité de Twitter et battant le pouls au rythme de la campagne. Dans ce même ordre d'idée, notons l'Elyseetweet de l'agence eBuzzing.

Toutes ces considérations démontrent deux choses. D'une part, les instituts de sondage étaient jusqu'à récemment peu enclins à exploiter d'autres données que celles issues de leurs propres enquêtes et il y a donc un retard à rattraper, d'autant que les instituts se heurtent à une opinion publique saturée de sondages en tout genre. D'autre part, on perçoit bien toute la complexité entourant l'élaboration de ces infographies (interactivité, ergonomie, simplicité, crédibilité, pertinence...) et le brainstorming interminable qu'il induit.

Concrètement, quelle est la valeur ajoutée de ces outils ?

Il est maintenant temps de se préoccuper de ce que le lecteur aura retenu et s'il tirera un bénéfice de sa visite puisqu'il s'attend, depuis son arrivée, à apprendre quelque chose qu'il est censé ne trouver nulle part ailleurs. Car si certaines pages spéciales (comme le lab d'Europe 1) se contentent d'agréger des fils d'actualité, d'autres pages apportent une véritable valeur ajoutée. Les concepteurs les plus scrupuleux sont habités par cette volonté de développer l'outil ultime, celui qui fera oublier la valse des sondages, et pourquoi pas, qui se rapprochera le plus possible du modèle prédictif (créneau que les sondages n'ont d'ailleurs fort logiquement jamais revendiqué).

Cette démarche passe parfois par la création d'un nouvel indicateur de visibilité. L'élection présidentielle étant pour la première fois sous les feux des réseaux sociaux, on a donc effectivement besoin d'indicateur synthétique. Quelle est la part de la visibilité des uns sur Youtube, Dailymotion ? Quelle est la force des autres sur Twitter, Facebook ? quelles sont les meilleures caisses de résonance médiatiques ? Pour répondre à ces questions, le Politivox de Libération mesure un nombre d'Unités de Visibilité Internet, tandis que le baromètre d'Image & Stratégie propose des parts de visibilité ou un indice de notoriété. Ce taux d'occupation du terrain médiatique se révèle pertinent et démontre que la notoriété n'est pas toujours le reflet de la popularité (certes "on connaît les idées", mais pour autant, "on ne les adopte pas" nécessairement).

Le Véritomètre par OWNI

Le Véritomètre et le Comparacteur sont justement des outils qui remettent cette dernière idée en perspective : connaissons-nous réellement les idées des uns et des autres ? Ne serait-il pas plus profitable à la démocratie que les hommes disparaissent derrière les idées, ou en d'autres termes, qu'on vote pour un programme plutôt que pour une tête ? En réalité, tandis que le premier proclame l'avènement du "fact-checking" à la française, le second mesure l'adhésion à des propositions politiques puis dresse un bilan en fonction du contenu des programmes : de grosses surprises à la clé !

Ces outils ne sont pas tous aussi éphémères qu'ils pourraient le paraitre puisque la mesure de l'occupation médiatique peut s'effectuer en dehors des grandes échéances électorales : c'est notamment le cas du Politivox (Libération), du Scan (Le Figaro) ou du Twittoscope (TNS SOFRES) dans lesquels figurent les candidats s'étant désistés (au profit d'un autre candidat, à l'issue d'une primaire, à défaut d'avoir rassemblé les 500 signatures), des membres du gouvernement ou des partis politiques.

En revanche, on peut se demander s'il ne faut pas craindre une crispation de l'opinion lorsqu'une large partie des applications de comparaison des sondages d'intentions de vote auto-proclament déjà un second tour opposant François Hollande à Nicolas Sarkozy. C'est en tout cas révélateur d'une certaine ambiance au cœur de la campagne électorale où, plus que jamais, les petits candidats peinent à occuper le fameux terrain médiatique tant convoité.

D'excellents produits d'appel pour la presse, les instituts et les agences

L'un dans l'autre, je pense qu'on peut globalement se satisfaire de l'image des présidentielles que renvoie le PIF via ses pages spéciales. Pour autant, il ne faut pas se voiler la face : l'objectif n'est probablement pas tant d'informer que de vendre de la page vue. Le principe est élémentaire : les instituts et les agences vendent leurs produits à la presse en ligne, puis celle-ci les propose aux lecteurs, lesquels, générant de la page vue et affolant le compteur à "visiteur unique", intéressent les annonceurs. La boucle est bouclée. Il s'agit évidemment d'une manne commerciale indéniable d'autant que la technologie de l'analytique Web se vend particulièrement bien.

Prenons Visibrain, par exemple, qui s'est forgé une expertise dans l'analyse de millions de conversations sur Twitter. En octobre 2011, l'agence m'invitait à tester leur application consistant en une série de compteurs mesurant l'impact des candidats à la primaire socialiste sur le réseau de microblogging, et devait me recontacter pour la version "présidentielle" de l'application. Toute la problématique était visiblement de savoir s'ils préféraient vendre leur outil ou le rendre accessible au public. De toute évidence, la tentation d'en faire exclusivement une offre commerciale spéciale a été plus forte que tout.

L'infographie de Socialbakers

Un autre bel exemple est celui de Socialbakers spécialisé dans la mesure analytics sur les réseaux sociaux. Initialement baptisé Facebakers, la start-up tchèque accuse une excellente maitrise de Facebook et s'emploie à publier des infographies consacrées aux présidentielles françaises et américaines, avec une granularité particulièrement stupéfiante. Il ne fait en tout cas nul doute que la visibilité générée par ces infographies booste les ventes de licence pour des services particulièrement adaptés aux community managers. D'ailleurs, la version française ne manque pas de buzzer tant l'efficacité de Jean-Luc Mélenchon sur Facebook apparaît au grand jour avec des indicateurs, eux aussi, innovants (mesure de la portée virale, croissance du nombre de "fans" etc...).