Le jugement majoritaire est-il dangereux pour la démocratie ?

L'édition française de Slate se faisait récemment l'écho du jugement majoritaire, statuant qu'il s'agirait d'un système de vote novateur et préférable pour la démocratie, et n'hésitant pas à qualifier notre actuel suffrage universel direct de "scrutin très contestable". Pour étayer sa démonstration, le magazine mettait en ligne un sondage sous forme d'application invitant les lecteurs à évaluer chaque candidat à la Primaire socialiste.

Voici la note explicative (et pour le reste de l'argumentaire, je vous renvoie à l'article de Slate) : « Un seul choix par candidat. La mention majoritaire est celle qui réunit plus de 50% des voix en y additionnant les mentions qui lui sont supérieures. Par exemple, un candidat qui reçoit 10% d'[à rejeter], 10% d'[insuffisant], 20% de [passable], 20% d'[assez bien], 30% de [bien] et 10% de [très bien] a 40% de votes égaux ou supérieurs à la mention [bien] et 60% égaux ou supérieurs à la mention [assez bien] : sa mention majoritaire est donc [assez bien]. »

Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce mode de scrutin (pour une élection) ou ce mode de recueil (pour un sondage) fait largement débat. S'il convient d'admettre que l'idée est, sur le papier, pour le moins séduisante, il est nécessaire néanmoins d'envisager avec précaution tous ses tenants et aboutissants.

Le jugement majoritaire est-il dangereux pour la démocratie ?

Une méthodologie de sondage largement éculée, en réalité

Dans le cadre d'un sondage, ce mode de recueil en ligne tel qu'il est présenté par Slate.fr présente un premier problème grave et essentiel : on nous demande de répondre à une question posée absolument nulle part ! Vous pouvez vérifier : si les six propositions de réponses et les six candidats sont bien mis en évidence dans l'application, nous ne savons pas quel aspect de notre opinion doit être mesuré. Difficile dans ces conditions d'analyser quoi que ce soit en retour.

Par ailleurs, le caractère novateur de cette technique doit être largement relativisé puisque le "jugement majoritaire" est en tout point similaire à une des méthodes utilisées depuis des décennies dans les études de marché.

A cet égard, il est très largement reconnu et important de rappeler que l'ordre des items d'une liste joue un rôle non négligeable lorsqu'il s'agit de sonder la population. Les instituts de sondage ont l'habitude de procéder à des "rotations", permettant ainsi d'évacuer un biais technique parfaitement identifié et connu de la profession. Dans le cas présent, le journaliste Jean-Marie Pottier affirme s'être contenté de présenter les candidats "dans l'ordre dans lequel ils ont été classés par le PS"...

Enfin, en ce qui concerne l'aspect purement technique, l'application de Slate présente un grave déficit de précautions : il est facile de constater qu'il est en effet possible de voter plusieurs fois. Les instituts de sondage, tant décriés, savent évidemment déjouer ce problème : les panels d'internautes imposent aux sondés de s'identifier pour qu'ils puissent accéder à leur compte personnel. Leurs identifiants (nom, prénom, mot de passe par exemple) sont convertis en une clé d'entrée unique excluant le risque de doublon, et garantissant l'anonymat des sondés pour la phase de dépouillement.

De plus, compte tenu du contexte amplement réprobateur à l'égard des instituts, il n'est pas vain de rappeler qu'un sondage est représentatif de la population qu'il interroge. Dans le cas présent, le sondage se voudra éventuellement le reflet du lectorat de Slate (si on omet bien sûr de prendre en compte le biais technique introduit par la possibilité de voter plusieurs fois).

Le jugement majoritaire est-il dangereux pour la démocratie ?

Un mode de scrutin qui serait évidemment novateur

Quittons la sphère des méthodes de sondage et plaçons nous dans l'éventualité d'une véritable élection démocratique. Dans ce contexte, le jugement majoritaire (appelé aussi vote par assentiment) est forcément novateur puisqu'il ne serait apparemment utilisé que pour l'élection des comités de mathématiciens.

Il se révèle à certains égards séduisant puisqu'il permet de s'affranchir de certaines contraintes inhérentes au suffrage universel direct, comme par exemple :

  • de mettre plusieurs candidats à égalité si on ne sait pas les départager
  • de s'exprimer même si aucun candidat ne nous convient
  • de ne s'exprimer que sur un nombre limité de candidat etc...

Mais cette méthode de vote relativement complexe ne pourra fonctionner qu'à la condition que tous les votants la comprennent entièrement. Le cas échéant, ils douteront automatiquement de la validité des résultats.

Nous pourrions être tentés, comme énième système de vote alternatif de proposer aux électeurs de classer les candidats selon un ordre de préférence. Mais d'une part, ce système ne permettrait pas d'évaluer l'écart de sympathie entre deux candidats au sein de chaque classement et puis, d'autre part, cela introduirait un autre biais connu sous l'appellation de Paradoxe de Condorcet.

Mais le jugement majoritaire est également dangereux

Précédemment, nous avons évoqué le jugement majoritaire comme méthodologie appliquée dans certaines études de marché. En fait, ce point constitue un problème en soi sur le plan philosophique, puisqu'il s'agirait d'appliquer une méthodologie marketing à des préoccupations démocratiques.

La dangerosité du jugement majoritaire réside également dans le fait que ce type de scrutin n'enlève en rien une certaine plaie qui fausse les résultats depuis de nombreux septennats / quinquennats : la notion de vote "utile" (au détriment de la sincérité et du vote de "conviction"). Avec ce système, cela reviendrait par calcul à "rejeter" le favori des sondages et à évaluer "très bien" son propre favori. Si chaque électeur procédait de la sorte, les deux candidats favoris se neutraliseraient et un troisième candidat seulement "passable" ou "assez bien" émergerait suffisamment pour remporter le scrutin.

Dans le même ordre d'idée, avec une telle méthode, on dénature la valeur intrinsèque de l'élection présidentielle : choisir le meilleur candidat, un et un seul, pouvoir le choisir certes en fonction des autres candidats, mais sans avoir l'obligation de les évaluer tous pour communiquer son choix. Les notions de "parti" et de "sympathisant" seraient dès lors mises à mal : on ne voterait plus pour un programme politique mais pour une compilation de propositions, piochant ici et là les idées correspondant à nos préoccupations propres.

Enfin, dans la pratique, ce type de scrutin apporterait de nombreuses complications quant à sa mise en application : investissement dans des machines à voter, risque de panne, de fraude électronique, nécessité impérative de pouvoir vérifier l'algorithme du programme informatique etc...

Le jugement majoritaire est-il dangereux pour la démocratie ?

Lorsque le citoyen s'exprime dans l'urne, le suffrage universel fonctionne

Finalement, la volonté de changer à tout prix de mode de scrutin peut paraître singulière. Car après tout, lorsque les citoyens votent, le suffrage universel direct fonctionne à la perfection. Comme l'explique un récent article du Monde Diplomatique : « l’abstention perturbe le fonctionnement du système représentatif d’où les gouvernants tirent leur légitimité. (...) Les comportements abstentionnistes contredisent la mythologie de la démocratie représentative ». Un aspect important du problème est celui de la non prise compte et de la non valorisation des votes blancs dans le calcul global des pourcentages exprimés, incitant plusieurs millions d'électeurs à préférer l'abstention. D'autre part, il ne faut pas occulter le fait qu'une frange non négligeable de la population cherche absolument par tous les moyens à bâillonner les extrêmes.

Au passage, ironie du sort, le mode de scrutin tel qu'il existe aujourd'hui joue forcément en faveur de la future majorité présidentielle, puisque c'est ce mode de scrutin qui lui aura permis d'accéder au pouvoir. En conséquence de quoi, il reste quand même très peu probable qu'une majorité le modifie en cours de mandat, au risque de déséquilibrer les forces électorales.

Si je concède que ce scrutin est intéressant sur le plan expérimental, j'avoue que je l'imagine difficilement s'extraire de la sphère des sondages (et de celle des comités de mathématiciens, donc). Pourtant, elle pousserait sans aucun doute les journalistes dans des analyses politiques plus complexes, sortant enfin des sentiers battus et de la sempiternelle bipolarité droite / gauche.

Allez, moi aussi, je me lance dans l'élaboration de concepts novateurs. On pourrait enfermer les candidats de la Primaire socialiste dans un loft : chaque semaine, les téléspectateurs élimineraient le candidat qu'ils aiment le moins... Ou les faire participer au maillon faible ? Plus sérieusement, comment ne pas voir dans ces manœuvres une sorte de gigantesque foire d'empoigne où chacun envisage un système bidouillé mais permettant à son candidat de gagner les futures élections présidentielles ?