Europe et les Roms : les journalistes savent-ils lire un sondage ?

Connaissez-vous le jeu des paires, ou celui des sept erreurs ? Parfois, en lisant la presse, j'ai la désagréable sensation de devoir m'y soumettre. Jugez plutôt, le 16 septembre dernier, une dépêche AFP titrait « Roms : 56% des Français critiquent la Commission européenne, selon Opinionway », tandis que deux jours plus tard, un article intitulé « Roms : 56% des Français donnent raison à l’Europe » était publié sur le site du Parisien.

Vous conviendrez qu'il ne faut pas être professeur de science politique (d'autant que les profs de science po sont en réalité particulièrement mauvais à cet exercice - j'y consacrerai un article) pour constater l'incohérence. Posons donc, dans un premier temps, toutes les données du problème.

Le Figaro : « Roms : 56% des Français critiquent l'Europe »

Il s'agit d'un sondage OpinionWay réalisé entre le 15 et le 16 septembre par Internet et auprès de 986 personnes. La dépêche AFP dont il est question en introduction fait bien référence au même sondage. En outre, l'article du Figaro est accompagné d'une infographie récapitulative précisant la méthodologie employée.

  • Titre du Figaro : « Roms : les Français opposés à Bruxelles »

  • Extrait : « Les personnes interrogées sont 56% à blâmer l'action en manquement à la législation européenne que Bruxelles envisage d'engager contre Paris en arguant de son rôle de gardienne des traités. »

  • La question du sondage : « L'Union Européenne envisage le lancement prochain d'une procédure contre la France pour l'infraction à la législation européenne suite aux reconduites de Roms. Approuvez-vous cette décision de l'Union européenne ? »

Le Parisien : « Roms : 56% des Français donnent raison à l’Europe »

Il s'agit d'un sondage CSA Opinion réalisé entre le 16 et le 17 septembre par téléphone et auprès de 800 personnes. Le rapport complet du CSA est consultable ici.

  • Titre du Parisien : « Roms : 56% des Français donnent raison à l’Europe »

  • Extrait : « 56 % des personnes interrogées jugent que l’Union européenne est dans son rôle lorsqu’elle critique le gouvernement français à propos des expulsions de Roms »

  • La question du sondage : « Selon vous, l’Union européenne est-elle dans son rôle ou pas dans son rôle en critiquant la politique du gouvernement français ? »

Les journalistes ou l'art de ne pas appeler un chat un chat...

Je vous préviens d'avance : pour comprendre la source du problème, il va falloir entrer dans des considérations sémantiques. Particulièrement en ce qui concerne le sondage du Parisien, l'analyse consiste en un enchaînement de raccourcis surprenants, comme nous allons le voir.

Précisons pour être tout à fait complet qu'une autre question accompagnait le sondage du Parisien, et elle a son importance, la voici : « L’Union européenne et un certain nombre de pays ont critiqué la politique de la France à l’égard des Roms. Vous personnellement, accordez-vous une très grande, assez grande, assez faible ou très faible importance à ces critiques ? ».

L'analyse du Parisien me laisse dubitatif !

Lorsque les français sont 56% à dire que l'Union Européenne est « dans son rôle », Henri Vernet conclut à mon sens bien trop vite que « les français donnent raison à l'Europe ». Pourtant, « être dans son rôle » traduit plutôt une notion de légitimité : il aurait été beaucoup plus juste d'affirmer que 56% des sondés trouvent légitime que l'Union européenne critique le gouvernement français. C'est encore plus flagrant avec la seconde question puisqu'on demande aux sondés s'ils « accordent de l'importance aux critiques de l'Europe ». En somme, très concrètement, « donner de l'importance à des critiques » ou « trouver que quelqu'un est dans son rôle » est très loin de signifier clairement une adhésion à des idées ou à des actions.

Passons à l'analyse du Figaro.

Comme à son habitude, la question du Figaro tranche dans le vif et attise la fibre nationaliste : il est question d'une « procédure contre la France » et d'une « infraction à la législation européenne », mais en revanche, le terme de « reconduite » est préféré à celui d'« expulsion », tandis que le Parisien se contente d'évoquer une « politique à l'égard » des Roms. Dans un cas comme dans l'autre, le champ sémantique est loin d'être neutre ! Par ailleurs, l'infographie révèle des marges d'incertitude : elles sont de l'ordre de deux à trois points sur un échantillon de 1000 répondants. La tendance oscille donc entre 53 et 59%. Dès lors, à 53%, n'aurait-il pas été plus prudent de dire que les français sont partagés sur l'action envisagée par l'Europe ? Notez que la remarque prévaut d'autant plus pour le Parisien puisque l'échantillon d'interrogation est de 800 individus.


Voici donc une preuve de plus (mais était-ce bien nécessaire) que le plus gros biais d'un sondage est avant tout lié à ce qu'en font les journalistes. Car que peut-on réellement reprocher à CSA et OpinionWay si ce n'est le parti pris linguistique des questions de leurs commanditaires ?