Dans une époque où des personnalités politiques comme Nadine Morano jugent pertinent de définir un peuple en fonction de sa couleur de peau, le débat sur les statistiques ethniques s'enlise. Se confrontent deux camps ancrés dans des postures de principe : le premier, plutôt de droite, y est favorable et s'inscrit dans une volonté de mieux mesurer une certaine immigration prétendument hors de contrôle, et le second, plutôt de gauche, y est défavorable essentiellement en réaction et en crainte de ce qui pourrait en être fait par l'autre camp. Et entre les deux, il existe des gens favorables à ces statistiques parce qu'elles permettraient de mener une lutte contre les inégalités. Seulement, voilà : des statistiques ethniques remettraient en cause le fondement même de notre République puisque cela entraînerait une sorte de compétition intercommunautaire et désintégrerait tout espoir de trouver des solutions par le biais d'actions collectives.

La différence de perception de la notion raciale en France et aux Etats-Unis

La terminologie de cette thématique est particulièrement précise et, comme nous l'observons régulièrement, facilement sujette à polémique. Par exemple, aux Etats-Unis, l'utilisation du mot "race" est admise dans le cadre du recensement de population, alors qu'il est proscrit dans le débat public français et que le terme a perdu toute validité anthropologique depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Aux Etats-Unis, la notion de "race" correspond à un concept d'identification selon lequel les résidents choisissent la race (ou les races) avec laquelle (ou lesquelles) ils s'identifient le mieux. Ainsi, lors du recensement, il est demandé d'une part si l'individu est hispanique, et d'autre part, quelle est sa race (blanc, noir, amérindien, asiatique, océanien) ou ses races. Cette notion ne découle pas d'une observation du recenseur, mais d'une auto-identification par le recensé.

En France, c'est le concept même d'ethnie qui est remis en cause : les détracteurs opposent la donnée subjective de l'ethnicité à la potentielle utilisation mathématique qui en est faite, jugée non pertinente scientifiquement. La notion d'ethnie est compliquée : elle fait référence à une série de critères (comme la langue, le territoire ou le sentiment d'appartenance) à propos desquels il n'est pas évident d'évaluer le fait objectif qu'un individu en remplit certains (ou les remplit tous), d'autant plus que sa propre perception prévaut.

Depuis le 16 mai 2013, le mot "race" n'existe plus dans la législation française : l'Assemblée Nationale a adopté une proposition de loi supprimant ce terme des textes de loi. Il ne s'agirait en l'état que d'une première étape, le Président de la République s'étant engagé à le supprimer également de la Constitution. Aussi, dans le vocabulaire francophone, il est toujours question d'espèce humaine et non de race.

Aux Etats-Unis, les statistiques ethniques existent depuis très longtemps

Les statistiques ethniques sont un non-débat outre Atlantique : de fait, dès le début, le pays se définissait comme racial en raison de son passé esclavagiste. Ainsi, depuis 1790, le recensement de la population inclut la différenciation entre blancs, noirs ou amérindiens. Il n'a, en tout cas, jamais été question de concevoir la notion de race comme un concept biologique, mais bien comme un concept exclusivement social.

En tout cas, aux Etats-Unis, il apparaît important de disposer d'un moyen d'identifier et de mesurer les injustices pour palier aux discriminations. La majeure partie des études sont réalisées de manière déclarative et permettent aussi bien d'observer la répartition des religions parmi les immigrés que de mesurer le taux d'homicides par armes à feu en fonction de l'ethnicité. On retrouve également des articles résumant par exemple la méthodologie employée pour sonder les musulmans du monde entier. Ces études découlent notamment de plusieurs projets menés par Pew Research Center comme Pew Social Trends ou Pew Internet.

Ainsi, aux États-Unis, l'approche décomplexée du sujet rend les analyses claires et pragmatiques. Par exemple, lorsqu'il est question des statistiques du chômage et des actions à mener pour homogénéiser l'égalité des chances pour l'ensemble des groupes sociaux, les choses sont claires puisqu'on connaît le taux de chômage global mais également celui des blancs, des asiatiques, des noirs et des hispaniques. La discrimination positive ne représente pas un problème en soi dans ce modèle de société, même si de notre point de vue, cela revient à réduire une communauté à son particularisme spécifique.

Pew Research Center, un banc de recherche consacré à la "perception des étrangers"

Pew Research Center se présente comme un laboratoire d'idées (un "think tank") au sein duquel sont regroupés des experts dont la mission est de fournir des informations sur des sujets de sociologie hautement controversés. Il y est question de religions, de races, d'ethnies, et d'orientations politiques partisanes. Basée à Washington, cette organisation est indépendante politiquement et à but non lucratif. Ses domaines de réflexion sont de notre point de vue d'autant plus polémiques que le traitement de données faisant apparaître l'origine raciale ou ethnique d'un individu est, comme rappelé précédemment, particulièrement réglementé en France. L'organisme se revendique non partisan sur les enjeux, les attitudes et les tendances qui façonnent l'Amérique. Le site ne se veut pas non plus un plaidoyer envers une politique particulière puisqu'il ne prend pas position.

Pew Research Center constitue un "banc de recherche" et une mine d'informations dès lors qu'il s'agit de trouver des données chiffrées, relativement récentes (le dernier recensement des Etats-Unis date de 2010), en rapport avec les "attitudes ethnocentriques".

Le politologue français Dominique Reynié, interviewé dans une émission du site Arrêt sur Images en 2012, parlait de Pew Research Center en ces termes :

« Il existe de grands indicateurs d'opinion. Par exemple, regardez le Pew Research Center qui produit des baromètres internationaux sur la perception des juifs, des musulmans, de l'étranger etc... Ce sont des études qui sont énormes, très sérieuses sur la méthode, et écrites par la Preston University. Je les utilise beaucoup et les cite dans mes travaux. La dernière livraison de 2008 faisait apparaître une poussée spectaculaire du sentiment négatif à l'égard des musulmans et des juifs dans beaucoup de pays d'Europe, pour atteindre des niveaux qui sont parfois très impressionnants, comme par exemple en Espagne où un espagnol sur deux dit qu'il a des sentiments négatifs à l'égard des juifs, et aussi des musulmans : les deux questions sont posées, et c'est souvent articulées. Vous avez donc ce type de chose qui se mesure. »

Un statut hautement surveillé en France

En France, nous disposons par exemple du CREDOC (centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie) qui est un organisme public, et de l'Observatoire des Inégalités, qui est un organisme totalement indépendant. Mais les données statistiques traitant de la condition des immigrés et des étrangers sur ces sites sont rares (et anciennes), en témoigne un article de l'Observatoire des Inégalités consacré à la réussite des enfants d'immigrés à l'école, rédigé en juin 2011 et s'appuyant sur des données de 1995, ou encore le niveau de diplôme et chômage dans les quartiers sensibles, publié en mai 2013 et dont certaines données datent de 2003 et 2006.

Néanmoins, même si cela reste très rare, les instituts de sondage peuvent aborder quelques aspects de ce qui pourrait ressembler à des statistiques ethniques. Par exemple, lors d'un sondage, il convient absolument de s'assurer que la question est appropriée et utile pour l'analyse et l'atteinte des objectifs du questionnaire. Généralement, il s'agit d'apporter un éclairage aux discriminations dans notre société, et d'éviter que la question soit hors-sujet ou qu'elle tombe "comme un cheveux sur la soupe".

Théoriquement, les statistiques ethniques permettant de connaître le nombre et les origines des étrangers ou des personnes d'origines étrangères ne sont pas autorisées en France, puisque la Constitution établit "l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion". D'ailleurs, en 2007, le Conseil Constitutionnel avait censuré un amendement relatif à la collecte de données sur l'origine des individus dans le projet de loi sur l'immigration de Brice Hortefeux, ce qui avait par ailleurs amené l'INED et l'INSEE à retirer leur question sur la couleur de peau au sein de leur enquête "Trajectoire et origines" (traitant de la religion et de l'origine ethnique).

Un statut de moins en moins controversé en France

En 2009, l'actuel premier ministre Manuel Valls (à l'époque dans l'opposition) se disait favorable aux statistiques ethniques en ces termes :

« Il faut une véritable photographie de la réalité ethnique. Je relancerai l'idée d'une loi sur les statistiques ethniques »

En 2015, l'ancien premier ministre François Fillon (désormais dans l'opposition) se dit également favorable :

« C’est un tabou qu’il faut faire sauter. Sinon, on restera dans le non-dit, le refus de la réalité. C’est cela qui est en train de faire monter la colère de nos concitoyens, qui constatent un énorme décalage entre le discours sur les nécessités de l’intégration et la réalité de ce qu’ils vivent tous les jours »

Il apparaît donc assez clairement que nos politiques assument beaucoup plus facilement une position nette sur les statistiques ethniques tant qu'ils ne sont pas eux même aux affaires.

Reste que le Conseil Constitutionnel était finalement revenu sur son refus et en avait considérablement réduit la portée. Malgré une certaine stabilité apparente, on navigue aujourd'hui dans une sorte de flou législatif qui amène à ne plus parler de ces statistiques en terme d'autorisation ou d'interdiction mais en terme de tolérance. Ainsi, comme en témoigne les données de l'INSEE, les questions sur la nationalité et le lieu de naissance des individus (ainsi que celui des parents) sont désormais largement acceptées.

Néanmoins, une certaine prudence semble affichée puisque si les tris à plat sont accessibles, les données croisées avec d'autres données socio-démographiques ne le sont en revanche pratiquement jamais. En tout cas, il est indéniable que les multiples débats politiques sur la pertinence de la catégorisation ethnique se font de plus en plus nombreux et vifs, pas seulement en France mais aussi au Canada ou au Brésil.