Internet européen : bientôt un million de chômeurs en plus, ou en moins ?

J'avoue que la découverte concomitante de ces deux articles aux thèses contradictoires m'a, de prime abord, beaucoup amusé. Cela montre notamment le fossé séparant l'idéologie des institutions européennes, de celle des grands patrons lobbyistes de l'industrie culturelle. En effet, tandis que Le Monde titrait sur l'hypothèse que le "piratage" fasse 1.2 millions de chômeurs en Europe en 2015, une dépêche AFP relayée par France 24 reprenait une déclaration de Neelie Kroes, commissaire européenne chargée de la stratégie numérique, annonçant au mieux la possibilité, au pire l'objectif que le haut débit génère un million d'emplois dans le même délai.

« Piratage : 1.2 million de chômeurs en Europe en 2015 »

Bien sûr l'article du Monde temporise et précise que, selon le cabinet de conseil Tera, le nombre d'emplois détruits pourrait se situer entre 611'000 et carrément le double. Les résultats de cette étude sont naturellement approuvés par les organisations patronales concernés. Toujours selon Tera, sur l'année 2008, le téléchargement illégal aurait conduit à la destruction de 185'000 emplois (sur un total de 14 millions) et aurait coûté 10 milliards d'euros (sur un chiffre d'affaire total de 860 milliards).

J'aurais deux remarques à formuler sur ces chiffres :

  • la première, c'est que cela représente une baisse du nombre d'emplois de 1.3% sur ce secteur, à l'échelle européenne et sur l'année 2008. Or, pour mettre ce chiffre en perspective, il faut rappeler que sur l'ensemble de l'Union Européenne, entre février 2008 et mars 2009, tout secteur confondu, le taux de chômage a enregistré une hausse de 1.3%. Dès lors, la question qui se pose est de savoir si le téléchargement illégal est bien réellement responsable (comme l'explicite Tera) ou si cette baisse de l'emploi est directement corrélée à la crise à laquelle les européens durent faire face.
  • la seconde, c'est que si la tendance de 2008 se confirme durant les cinq années séparant 2011 de 2015, alors nous atteindrions 925'000 emplois détruits. Or, le cabinet de consultants annonce une fourchette très large allant de 34% de moins à 23% de plus. Impossible dans ces conditions d'en tirer un véritable enseignement : doit-on s'attendre à une embellie avec un ralentissement du nombre d'emplois détruits, ou à un durcissement avec une aggravation de ce nombre, et doit-on automatiquement l'imputer aux prétendus ravage du téléchargement illégal ? La prévision d'un manque à gagner estimé à 240 milliards d'euros d'ici à 2015 semble aller dans le sens d'un durcissement puisqu'il correspondrait à 24 fois le montant de la perte enregistrée sur la seule année 2008.

Mais ne pas oublier que l'étude dans son ensemble est de toute façon sujette à caution comme l'analysent justement Numerama, ReadWriteWeb et PC Inpact.

« Internet haut débit : 1 million d'emplois créés en Europe d'ici 2015 »

Pendant ce temps, Neelie Kroes, commissaire européenne chargée de la stratégie numérique, assure que le développement de l'Internet haut débit peut créer un million d'emplois en Europe d'ici à 2015. Mais pour cela, il faudrait que l'Europe consente à favoriser ce développement : la commissaire affirme que le marché est fragmentée et qu'il souffre de lourdeurs freinant l'essor dans le domaine du numérique. Neelie Kroes va même plus loin en comparant l'effet révolutionnaire de l'électricité et des moyens de transport à celui des réseaux haut débit. Une accélération du développement des technologies Internet pourrait générer une croissance de 850 milliards d'euros et la création d'un million d'emploi.

Ainsi nous serions face à une forme de dilemme.

  • D'un côté, le développement de l'Internet haut débit a démocratisé toutes les pratiques de téléchargement (qu'elles soient légales ou illégales). Or, le secteur de l'industrie culturelle (ou "créative" pour reprendre l'expression de Tera) est moribond, arrogant et se veut régressiste : incapable de s'adapter aux nouvelles technologies, infoutue d'investir dans des TIC adaptées à son secteur, cette industrie a laissé l'illégal prendre progressivement et durablement le pas sur le légal, et ce depuis au moins une bonne décennie.
  • Et de l'autre, nous avons une politique européenne du numérique qui se veut de plus en plus conquérante et dont les investigateurs trouveraient hautement bénéfique que les prochains Google et Skype se développent et grandissent en Europe.

Aussi, tenons-nous en un instant, basiquement, aux chiffres et aux prévisions : on ne peut s'empêcher de rapprocher les 240 milliards d'euros de manque à gagner du "culturel" des 850 milliards d'euros de croissance du "numérique". On pourrait être tenté d'y voir un système de vase communicant, tout du moins au niveau de l'emploi, dans lequel l'appauvrissement de l'industrie culturelle pourrait enrichir le secteur du numérique, via notamment la création de plates formes de téléchargement légal pour l'industrie créative, pourquoi pas ? Certes le raccourci est osé, mais l'idée me semble intéressante à débattre. Pour cela, il faudrait que les patrons du culturel, établis pour la plupart depuis plusieurs dizaines d'années, consentent à céder une part du (très gros) gâteau aux jeunes entrepreneurs du numérique. Dans un contexte d'ACTA et de HADOPI oppressant, soyons réalistes : ils ne sont pas tout à fait prêts d'abdiquer...

Et à vous, ces prévisions vous paraissent-elles réalistes, simplistes, fantaisistes ? Pensez-vous que nous puissions parler d'un éventuel phénomène compensatoire ?