Sondage IFOP : Le SNEP jauge (mal) la force de dissuasion de la HADOPI

L'enquête que je m'apprête à vous présenter est un excellent cas d'école montrant à quel point les instituts de sondage sont pieds et poings liés face aux désidératas de leurs commanditaires. Une fois n'est pas coutume, l'étude en question est menée par l'IFOP, pour le compte du SNEP et traite de la perception des sanctions à l'égard des internautes téléchargeant illégalement. Bien sûr, le sujet n'est pas anodin et ressurgit comme pour célébrer le marasme dans lequel s'est plongé la HADOPI depuis sa médiatisation en Mars 2009 et dont on attend toujours la vaine mise en application. Fidèle à sa volonté de faire dire aux chiffres ce qui l'arrange, le SNEP maîtrise la technique sondagière à la perfection en commandant une étude dont on ne peut tirer la moindre information fiable sur les réelles conséquences de la HADOPI.

Un échantillon inadapté aux questions posées

Récapitulons. Ont été sélectionnés :

  • 1058 individus âgés de 15 et plus
  • constituant un échantillon national représentatif sur les critères de référence
  • sondés dans le cadre du FILIFOP
  • et utilisant un mode de recueil téléphonique classique
  • Rapport d'étude : "Les Français et le Téléchargement illégal" (Juillet 2010)

Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si les questions ne traitaient pas d'une pratique propre exclusivement aux internautes : le téléchargement. Dès lors, j'ai beau fouillé la fiche méthodologique : il n'est trace nulle part d'un quelconque critère visant à prendre en compte le fait que l'individu soit un internaute et s'il télécharge.

Ainsi, si on s'en tient à cette constitution d'échantillon, on peut d'emblée considérer qu'il contient 65% d'individus connectés à Internet (chiffres Médiamétrie, Mars 2010). L'étape suivante consiste à se demander si ces internautes pratiquent le téléchargement, voire le téléchargement illégal : si on en croit l'étude IPSOS Connections de Février 2009, les internautes français seraient environ 15% à télécharger illégalement.

Au final, l'échantillon ne serait constitué que d'une centaine d'internautes téléchargeant illégalement (1058 x 0.65 x 0.15 = 103), soit moins de 10% de l'effectif total.

Or l'objectif de l'étude est de savoir si les sanctions envisagées seront promptes à encourager le renoncement au téléchargement illégal. Vous comprendrez donc pourquoi l'IFOP tente laborieusement de composer avec des questions à la pertinence évidemment contestable et sur la base d'une répartition des sondés déficiente.

Et la magie opère !

Les trois premières questions délivrent leurs résultats triomphants :

  • 69% des individus de l'échantillon renonceraient à télécharger illégalement
  • 77% seraient prêts à surveiller l'usage de leur connexion Internet
  • 66% seraient incités à se tourner vers des sites de téléchargement légaux

Dois-je rappeler que l'échantillon est constitué à 35% d'individus non connectés à Internet et à 90% d'individus n'ayant jamais téléchargé illégalement ? Et pendant ce temps, le SNEP se frotte les mains réussissant une fois de plus à faire passer les vessies des pirates pour des lanternes.

Les quatrième et cinquième question sont les moins faussées de l'étude. En effet, au cours des trois premières questions, on incite le sondé à se mettre dans la situation d'une personne téléchargeant illégalement. Autant demander à Madame Michu, sans voiture et sans permis de conduire, ce qu'elle pense des retraits de permis pour excès de vitesse. Les résultats sont donc à prendre avec de très grosses pincettes : il est totalement illusoire de croire que des individus n'ayant pas Internet aient le même rapport au renoncement ou à la sanction que des individus téléchargeant illégalement (c'est pourtant ce qui aurait été intéressant de mesurer). Les deux dernières questions s'adressent à l'ensemble de la population, sans ambiguïté, puisqu'on cesse de leur demander de se mettre dans la peau d'un internaute téléchargeant illégalement.

Néanmoins, tout n'est pas à jeter dans cette étude : comme l'évoque l'audacieuse analyse de l'IFOP, les résultats montrent que les dispositions de la HADOPI constituent un réel pouvoir de dissuasion sur une population peu concernée par le téléchargement illégal. Certes, la conclusion est triviale, mais après tout, pourquoi pas : l'objectif de l'enquête n'était peut être pas tant de mesurer le pouvoir de dissuasion de la HADOPI sur les gens qui téléchargent, que de mesurer ce pouvoir sur le reste de la population française (et, plus mesquin, en profiter pour les prendre à partie).

À la décharge de l'IFOP

Soyons lucides : le profil de l'échantillon arrangeait le SNEP. Il est indiscutable qu'en augmentant la part des internautes téléchargeant illégalement dans l'échantillon, les chiffres traduisant le pouvoir de dissuasion de la HADOPI se serait réduit comme peau de chagrin. C'est comme si le SNEP avait préalablement envisagé les résultats de l'enquête et avait demandé à l'IFOP de créer l'échantillon permettant d'y parvenir.

En réalité, il y a un élément essentiel qui a probablement poussé l'IFOP à retenir cette méthodologie bancale.

Le FILIFOP est un Omnibus, c'est à dire une étude hebdomadaire réalisée pour plusieurs clients : chaque client achète une ou plusieurs questions, ce qui permet de diviser tous les coûts par le nombre de clients. L'étude revient ainsi beaucoup moins chère. Mais l'Omnibus s'accompagne d'une contrainte de taille : l'échantillonnage est le même pour toutes les questions et doit rester basique pour convenir à un maximum de commanditaires. Concrètement, il n'était donc pas possible de cibler les questions du SNEP sur des internautes "exclusifs" dans un contexte d'Omnibus.

Il y avait au moins deux solutions pour parvenir à mettre le focus sur cette population rare et spécifique :

  • soit récupérer les 65% d'internautes via l'Omnibus (moyennant une question toute simple), puis les interroger sur l'enquête dans un second temps. À cela, deux inconvénients : la faiblesse de l'effectif (environ 690 internautes) et le coût décuplé.
  • soit récupérer les 10% d'internautes téléchargeant illégalement dans un panel de grande envergure pour maximiser leur effectif, puis leur poser l'enquête du SNEP. Mais comme vous vous en doutez, la facture n'aurait plus du tout été la même...

Conclusion

Le moins qu'on puisse dire, c'est que ce sondage est un peu bancal : il pose les bonnes questions aux mauvaises personnes... En tout cas, toutes ces considérations n'enlèvent strictement rien à la communication déplorable du SNEP, véritable adepte de la méthode Coué, qui se félicite en permanence du recul du piratage. D'ailleurs, si l'embellie se confirme, on peut se demander légitimement comment le syndicat s'y prendra pour justifier l'intensification de la lutte contre le téléchargement illégal. Avec cette enquête IFOP, il parvient tout de même à noyer passablement le poisson en tentant de nous faire croire que le comportement des internautes qui téléchargent est le même que celui de l'ensemble des français face à la menace d'une amende ou d'une suspension de l'abonnement Internet. Rien n'est moins sûr...