Les requêtes du moteur de recherche de Google, lorsqu'elles étaient encore fournies aux éditeurs de contenu, permettaient d'en apprendre beaucoup sur le questionnement des internautes. Ces requêtes étaient d'autant plus précieuses qu'il était possible dans certains cas d'identifier l'entreprise d'origine. C'est ainsi que des employés du Ministère de l'économie et des finances avaient soumis, à l'époque, une question posée en ces termes : "pourquoi l'INSEE ne fait pas de sondage d'opinion".

De prime abord plutôt triviale (l'INSEE n'étant pas un institut de sondage), il apparaît rapidement que la question n'est finalement pas si simple et qu'un certain éclairage nécessite d'être apporté. Mais ce qui fait la saveur de cette question, c'est surtout qu'elle est justement posée par l'administration à priori censée en connaître le mieux la réponse.

Quelles sont les missions de l'INSEE ?

Appelé "service national des statistiques" jusqu'en 1946, l'INSEE (Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques) se décrit lui même comme un organisme public chargé de collecter, traiter, analyser et diffuser l'information statistique à caractère économique, démographique ou social. Il a une mission de coordination entre le système statistique français et diverses organisations nationales et internationales. Il se définit comme une entité indépendante profitant d'une large autonomie vis-à-vis des autres administrations.

Dans la pratique, l'INSEE est donc un institut statistique et non un institut de sondage. La nuance est évidemment importante puisqu'elle induit que l'INSEE ne réalise que des enquêtes d'intérêt général. Il n'est donc ni au service des partis politiques, ni à celui d'entreprises privées. Ainsi, ses missions vont de l'organisation (et l'exploitation) des recensements de la population à l'élaboration des indicateurs économiques et sociaux de la France (revenus, consommation et équipement des ménages, chômage, indice des prix, des loyers, du coût de la construction etc...). Si l'INSEE réalise bien des enquêtes, ces dernières ne visent en réalité qu'à alimenter des études économiques et sociales dans lesquelles sont posées des questions émanant de journalistes, chercheurs, entreprises, pouvoirs publics, collectivités, administrations mais dont les réponses vont toutes dans le sens de l'intérêt général (sans entrer dans le détail des marques ou des parts de marché, par exemple).

Bien qu'il s'agisse d'une direction générale du ministère de l'économie et des finances, on constate bien que l'INSEE dispose d'une indépendance garantie par la législation et qui devrait lui permettre de mener toutes sortes d'enquêtes, toujours d'utilité publique, sans risque d'accointance avec le gouvernement en place. Voici donc le premier élément de réponse à notre question : l'INSEE ne réalise pas de sondage d'opinion tout simplement parce que cela ne fait pas parti de ses attributions.

Les sondages d'opinion définis comme des indicateurs subjectifs

De fait, les indicateurs élaborées par l'INSEE reposent donc essentiellement sur des données factuelles, étroitement liées aux comportements des individus. Et en cela, ces indicateurs se veulent résolument objectifs (espérance de vie, taux de criminalité, taux de fécondité etc...), contrairement aux sondages d'opinion. À cet égard, je vous suggère la lecture d'une note écrite en 1990 par Jacques Antoine, membre de l'équipe "Recensement et sondages" de l'INSEE de 1953 à 1958 qui répond parfaitement à la question :

« Il avait été convenu, dès l'origine des sondages à l'INSEE, que l'INSEE ne ferait pas de sondages d'opinion au sens usuel de ce terme. Il était en effet considéré que la nature à dominante très politique des sondages d'opinion était incompatible avec le statut de l'INSEE, organisme public de l'Etat, donc rattaché à un Ministère (habituellement celui qui gère l'économie et les finances) et finalement dépendant du Gouvernement. Les chiffres établis et publiés par l'INSEE ayant, de fait et de droit, le caractère de chiffres "officiels", il a été très vite considéré que dans notre type de démocratie, l'existence de chiffres "officiels" en matière d'opinion publique n'était pas concevable. »

D'une part, on comprend que les données issues des sondages d'opinion sont considérées par l'INSEE comme relevant d'un statut scientifique moins assuré : l'influence de l'observateur et de l'outil d'observation est de nature à jouer plus fortement sur les résultats que dans d'autres domaines. Or, selon Jacques Antoine, le seul moyen de tendre vers l'objectivité avec ce type de données (propres aux sciences humaines) est de multiplier les systèmes d'observation et de mesure. Les instituts de sondage, par leur multiplicité, répondent à cette nécessité et autorisent une analyse comparée des résultats de sondage d'opinion, ce que l'INSEE, seul, ne permet pas. L'INSEE constitue d'ailleurs la clé de voûte des études réalisées par les instituts de sondage puisque ces derniers utilisent les données de cadrage du premier pour l'élaboration d'échantillon représentatif de la population française (sexe, âge, région, catégorie d'agglomération, nombre d'enfant, statut marital etc...).

D'autre part, Jacques Antoine évoque les problèmes relatifs à la notion de "chiffre officiel" en matière d'opinion. En effet, c'est un peu comme si la voix de l'Etat pouvait se soustraire à celle du peuple. On envisage facilement le conflit d'intérêt que cela pourrait générer par rapport au succès, à l'efficacité ou à la popularité d'une politique.

Mais malheureusement, la théorie n'est pas la pratique...

Dans la pratique, nous savons tous à quel point sont décriés les sondages d'opinion politique, les instituts de sondage étant parfois accusés de s'entendre sur les résultats, en particulier dans le cadre d'échéance électorale. Il y a d'ailleurs une certaine contradiction dans cette perception : lorsque les instituts de sondage semblent s'accorder sur une tendance, on leur prête un arrangement secret. Et inversement, si un institut se démarque avec des résultats inhabituels, on préfère jeter le discrédit sur cet institut aux résultats improbables, ou dans le moins pire des cas, considérer que ces résultats font figures d'anomalie (et ce, bien que les médias ne sachent pas démêler des différences de méthodologie ou d'éventuels biais, notamment dans l'intitulé des questions). En définitive, même s'il arrive que les sondages se contredisent, les militants et les petits partis politiques n'hésitent jamais à dénoncer une hypothétique entente tacite (et à priori illicite) entre instituts, jetant le discrédit sur l'outil auprès du grand public. Difficile d'y voir clair...

Or, l'INSEE n'échappe pas non plus à la critique, laquelle émane le plus souvent du pouvoir et des syndicats : les travaux de l'INSEE sont parfois lourdement remis en cause, lorsqu'ils ne sont pas carrément triturés, remaniés, instrumentalisés, interprétés librement par les médias. Tout cela témoigne également d'une pression menée sur l'institut et révèle une certaine incompétence de notre classe politique.

En conclusion, il est donc important de rappeler que l'indépendance de l'INSEE sur laquelle repose la crédibilité de l'institut est fragile.

L'Autorité de la statistique publique, épine dans le pied de l'INSEE

En 2009, la loi de modernisation de l'économie entraînait la création de l’autorité de la statistique publique, compliquant un peu plus le mille-feuille administratif dans cette strate de la fonction publique. Son rôle est de veiller à "l’indépendance professionnelle dans la conception, la production et la diffusion de statistiques publiques", ainsi qu'au "respect des principes d’objectivité, d’impartialité, de pertinence et de qualité des données produites". Mais cette mise en place a justement été perçue comme l'aveu d'un souci vis à vis de l'indépendance de l'INSEE. Elle a soulevé d'autres problèmes comme par exemple le fait que cette autorité se situe dans les locaux et dans l'organigramme de l'INSEE, et que pratiquement aucun de ses membres n'est professionnel de la statistique. En tout cas, c'est en substance ce que soulignait Laurent Mauduit dans cet édito, dès 2010.

Côté risque et dérive, on peut évoquer ce projet de privatisation d'une partie des activités de l'INSEE, dénoncé par l'intersyndicale de l'institut en avril 2011. C'est le journal Mediapart qui s'en faisait l'écho : l'objectif annoncé était une refonte de l'indice des prix qui aurait eu pour conséquence de faire sous-traiter la collecte des données nécessaires à l'élaboration de l'indicateur par la grande distribution. Mais aux dernières nouvelles, si on en croit la note méthodologique de l'INSEE, le mode de collecte n'a toujours pas changé, et ce, depuis 1998. Un dernier aspect (toujours soulevé par Mediapart) est celui du poste de directeur général occupé par Jean-Luc Tavernier (ancien directeur de cabinet d'Eric Woerth) depuis le 5 mars 2012.